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Perspectives économiques de la Libye : Trop de nuages bouchent l'horizon d'une diversification

Série spéciale "Vers une nouvelle Libye ?" Partie 6 sur 6


Rédigé par , le Mardi 20 Avril 2021 - Lu 5965 fois

La Libye doit se relever de dix ans de conflit interne et s'attaquer non seulement à sa reconstruction, mais à la diversification de son économie. Ceci passe cependant par un préalable : l'instauration d'un véritable État et d'une administration. English version


Les ruines romaines de Sabratha figurent parmi les principales curiosités touristiques en Libye (photo : Lybian Tourism)
Les ruines romaines de Sabratha figurent parmi les principales curiosités touristiques en Libye (photo : Lybian Tourism)
LIBYE. Le pétrole domine son économie depuis soixante-dix ans, il est l'outil de résilience de la Libye. Quand les exportations de cet or noir vont, tout va. Ou presque. La nouvelle gouvernance à l'oeuvre doit cependant sortir de cette mono-industrie. "Le pétrole est certes appelé à demeurer un élément central de l'économie libyenne, mais celle-ci devra être diversifiée grâce notamment à une meilleure intégration économique régionale. La Libye est la charnière Maghreb-Machrek", commente Bernard Valéro, ministre plénipotentiaire honoraire, ex-ambassadeur de France.
 
La diversification doit donc demeurer un point d'horizon pour la nouvelle gouvernance, et surtout pour celle qui émergera des futures élections nationales. Qu'elles se déroulent le 24 décembre 2021 ou plus tard. Aucun changement d'orientation ne se fera cependant sans gouvernement pérenne et représentatif de toute la population, soulignent l'ensemble des experts interrogés par econostrum.info. Pour Henry Marty-Gauquié, il est donc trop tôt pour l'envisager. "À ce stade, la question ne se pose pas. Une fois le pays stabilisé et un consensus dégagé sur un devenir commun, l'équipe en place pourra réfléchir à une stratégie de modernisation économique et sociale comprenant de grandes politiques structurelles (femmes, famille, chômage, migrations, équilibre des territoires), politiques, économiques (attractivité aux investissements étrangers, tourisme, R&D/innovation, réforme du système bancaire, développement de la fonction publique nationale ou des fonctions publiques territoriales, recours à la gestion déléguée ou pas....)", indique le directeur honoraire de la Banque européenne d'investissement (BEI). Selon lui, "les modèles arabes existent que ce soit ceux des pays du Golfe, ou celui du Maroc. Mais sans base politique, on construira sur du sable et rien de durable ne sera fait." 
 
Même avis pour Barah Mikaïl, fondateur-directeur de Stractegia et directeur du programme de sciences politiques et de relations internationales à l’université Saint-Louis – Campus de Madrid : "Incontestablement, la diversification reste souhaitable. Mais, tout reste à faire, sur le plan industriel notamment. Et pour cela, il faut former la population au préalable, pour qu’elle soit réellement à niveau."  Bernard Valéro est d'accord et soulève la nécessité d'un "effort en faveur de la jeunesse et de la formation" pour sortir du tout pétrole. 
 
"La diversification de l’économie est effectivement un enjeu essentiel mais particulièrement délicat. Pour autant, la Libye occupe une position géographique spécifique qui de tout temps a dicté son activité. Elle est, du fait de sa latitude, beaucoup plus proche de l'Afrique intérieure qu'Alger et Tunis, et même que le Maroc et l'Égypte, tous deux rejetés aux périphéries du continent", observe Jean-François Coustillière. "Nous voyons donc se dessiner, grâce à cette position enclavée, une vocation naturelle aux liaisons avec les pays sahariens et soudanais. De fait, deux axes essentiels de caravanes se coupaient traditionnellement à Tripoli, l'un allant à la Mecque et au Levant, et l'autre dirigé vers le 'Soudan'." Pour le membre du groupe d'analyse JFC, "il est imaginable que ces facteurs de force soient exploités pour faire de la Libye un centre majeur de commerce et d’échanges par voies terrestres entre Europe et Afrique du centre, mais aussi entre ouest-Méditerranée et Moyen-Orient."

Le fort potentiel du tourisme

Lodge de la Grande mer de sable développé par deux Français (photo : Eugène Antoniotti)
Lodge de la Grande mer de sable développé par deux Français (photo : Eugène Antoniotti)
Diversification oui ! Mais dans quels secteurs ? "Tourisme, énergies renouvelables...", égrène Bernard Valéro. Alain Chouet loue "la longueur des côtes (NDLR : 1770 km), les plages, les sites touristiques." En novembre 2013 à Londres, l'Organisation mondiale du Tourisme (OMT) et le ministère libyen du Tourisme signaient un accord de coopération pour l'élaboration et la mise en œuvre progressive d'une stratégie et d'un plan d'action. Secrétaire général de l'OMT, Taleb Rifai soulignait alors que "le tourisme améliorera l'image mondiale du pays et contribuera à sa croissance économique et à son développement durable."
 
Le fort potentiel de la Libye - qui compte cinq sites recensés au patrimoine mondial de l'Unesco - reste indéniable. Même s'il n'a jamais vraiment été exploité sur les trente dernières années. Selon l'OMT, la Libye attirait 1,83 million de touristes internationaux en 1995. Ce chiffre a très vite décliné pour tomber à 760 000 en 2008, dernière donnée retenue par l'institution. Le secteur représentait alors 0,11% (99 M$ - 84 M€) du PIB libyen. Il n'a touché, à son plus haut, que les 0,99% (202 M$ - 169 M€) en 2002.
 
Eugène Antoniotti le confirme, "avant la guerre, la Libye ne recevait qu'une poignée de touristes balnéaires, alors que la Tunisie voisine en accueillait dix millions. Il reste beaucoup à faire dans ce domaine." Ce Corse d'origine, établi à Marseille, évoque aussi "les nombreuses ruines gréco-romaines et les gravures rupestres. En temps de paix, des touristes connaisseurs ne venaient que pour les admirer durant la saison d'hiver."
 
Avec son cousin Michel Vinciguerra, Eugène Antoniotti a œuvré pour le développement du tourisme, "clairement encouragé par Saïf Al-Islam, le fils de Kadhafi. Il est même venu nous rendre visite sur le site de notre lodge." Au début, son projet visait à monter des circuits touristiques dans la "Grande mer de sable" avec donc la création d'un lodge de dix chambres, près de l'oasis d'Al Jagbub, à la frontière égyptienne. "Nous avons ensuite acheté et rénové un 'kasar' de 400 m² à 100 mètres de l'entrée des ruines gréco-romaines de Cyrène (NDLR : qui a donné son nom à la Province de Cyrénaïque)", explique-t-il. Eugène Antoniotti a poursuivi son aventure sur place jusqu’à fournir du vin sans alcool aux directeurs français des cinq plus grands hôtels de la capitale. "Puis, vu la facilité de 'monter' un business, nous avons acheté un restaurant à Tripoli, le 'Old City'". La guerre est alors venue mettre fin aux rêves libyens des deux cousins.

Les sols libyens sont à 90% arides, d'où l'importance d'une bonne irrigation (photo : FAO)
Les sols libyens sont à 90% arides, d'où l'importance d'une bonne irrigation (photo : FAO)

Un héritage culturel antique en danger absolu

Les richesses archéologiques libyennes portent cependant les stigmates des deux guerres civiles successives. Comme l'ont révélé les conclusions d'un atelier organisé début avril 2021 à Bani Walid (près de Misrata au Nord-Ouest du pays) par cinq spécialistes libyens du Département d'archéologie et de l'Institut national d'archives et d'études historiques de Tripoli, "les trésors et l'héritage culturel de la Libye antique et islamique sont en danger absolu et ils ont fait l'objet de pillages, vandalisme, sabotage et de démolition purement et simplement pour des raisons religieuses, culturelles et criminelles. Et quelques fois par ignorance et négligence."

Mohamed Fakhri Elkrekshi, qui rapporte ces conclusions à econostrum.info, précise que "les musées de Nalout, Bani Walid et de Cyrène ont subi les mêmes dégâts." Selon cet ancien directeur du département de la coopération économique multilatérale du ministère libyen des Affaires étrangères (2000-2007) et membre de la mission libyenne auprès de l'Onu (2007-2012), "le crime le plus odieux a été la pulvérisation de peinture sur l’art rupestre du site de l'Akakus dans le désert du Sahara par le chauffeur d’une agence italienne de tourisme voulant se venger de son renvoi. Il a été condamné à seulement six mois de prison, car de tels crimes ne sont pas considérés par la loi comme graves et relevant du pénal. C'est d'ailleurs un sujet de débat actuellement au sein de la communauté des archéologues."

Il s'avoue donc peu confiant sur un retour prochain du tourisme. "Ce secteur est désorganisé, sans infrastructures d’accueil et de transport. La situation s'est aggravée depuis 2011 avec l’insécurité : pillages dans les centres d’intérêt culturel, zones d’activités criminelles comme l’exploitation de mines d’or à ciel ouvert aux frontières sud avec Tchad et Niger, sans oublier les passeurs d’immigrés clandestins. Personnellement, je ne crois pas à une reprise à court terme du tourisme vu la vulnérabilité de l’État libyen, la dégradation généralisée de l’infrastructure routière, des structures d'accueil et d'hébergements ainsi que l’importance des pillages de trésors avec la complicité de certains pays et gouvernements étrangers."
Pour l'ancien diplomate libyen, "le rétablissement de l’autorité de l’État, un retour urgent de la sécurité et des actions pour limiter la vulnérabilité d'une partie de la population dans les zones privées de services publics de base, avec les concours de pays directement impliqués dans la crise libyenne, demeurent des préalables à toute reprise du tourisme."

La Tunisie en appui du développement du tourisme de santé en Libye

Début avril 2021, lors d'une conférence à Djerba consacrée au sujet, la Tunisie et la Libye ont signé plusieurs accords de partenariat dans le domaine du tourisme de santé, notamment dans les zones maritimes. Un préalable au lancement d'une série d'initiatives de coopération bilatérale pour "tirer parti des grands potentiels disponibles dans les deux pays frères", indiquait Lotfi Al-Khoulaifi, directeur exécutif de cet événement.

En 2017 déjà, une étude publiée sur la plate-forme HAL-SHS (archives ouvertes en Sciences de l'homme et de la société) soulignait que "le tourisme de santé pourrait contribuer au développement économique du pays et participer pleinement à une perspective de développement durable, du fait qu’il comporte moins d'effets négatifs sur l’environnement et la population". Son auteur, Khaled Abdalla, voyait dans cette activité, "l'une des alternatives les plus importantes qui permettrait de diversifier les ressources financières à court et moyen terme en enrichissant progressivement l’économie du pays à long terme".

L'agro-alimentaire pour nourrir la diversification

Alain Chouet cite également parmi les pistes de diversification "le développement de l'agro-alimentaire." Selon le World Factbook de la CIA, l'agriculture n'entrait que pour 1,3% dans la composition du PIB libyen en 2017. Elle était néanmoins le deuxième secteur le plus important de cette économie, après le pétrole.
 
Projet voulu par Mouammar Kadhafi, la Grande rivière artificielle, déjà évoquée et dont les diverses phases ont été inaugurées de septembre 1989 à septembre 2007, permet aujourd’hui à l'eau d'alimenter toute la Libye. Ironie de l'histoire, les nappes aquifères ont été découvertes sous le désert libyen, dans le Bassin de Nubie, lors d'explorations pétrolières. Retour à l'envoyeur, cette eau puisée par des pompes solaires, pourrait accompagner demain la diversification en irriguant les terres agricoles, sans utiliser la précieuses huile.
C'est grâce à cet immense projet que la Libye a "commencé à développer une production agricole susceptible de la conduire à l'autosuffisance (blé, fruits, légumes)", rappelle Christian Graeff, ancien ambassadeur de France à Tripoli de 1982 à 1985.
 
Pommes de terre, pastèques, tomates, oignons, olives, céréales, agrumes... parsemaient le 3% de superficies du pays occupées par des terres cultivables avant le conflit. Les terres fertiles se trouvent principalement au Nord et sur le littoral méditerranéen. Mais la Libye continuait néanmoins d'importer la plupart de ses aliments, sa production nationale n'apportant que 25% de la demande nécessaire. Pour favoriser les vocations, le Guide offrait gratuitement à tout Libyen possédant une terre et désirant la faire fructifier un soutien en machines et semences ainsi que des conseils pour bien la cultiver.
 
Si la Grande rivière artificielle pourra de nouveau, une fois les cicatrices de la guerre réparées, irriguer un maximum de terre (94% des sols sont arides dans le pays), les nouvelles technologies trouveraient ici un beau terrain d'expansion. À l'exemple de l'agriculture hydroponique (culture sur substrat neutre comme le sable et irrigué par une solution apportant les sels minéraux et nutriments) testée depuis peu à al-Qouwea, dans les faubourgs de Tripoli.





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