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Le wahhabisme saoudien en Afrique de l'Ouest

Par Laurence-Aïda Ammour, analyste en sécurité et défense pour l'Afrique du Nord-Ouest, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil


Rédigé par Laurence-Aïda Ammour, analyste en sécurité et défense pour l'Afrique du Nord-Ouest, le Mercredi 6 Décembre 2017 - Lu 5960 fois


Le wahhabisme saoudien en Afrique de l'Ouest
Avec près de 350 millions de Musulmans, l'Afrique représente un morceau de choix pour l'Arabie saoudite. Depuis plusieurs décennies, Riyad a entrepris de diffuser son modèle wahhabite de croyance selon le principe du prosélytisme et de la propagation de la foi (da'wa wal irchad) pour contrecarrer les obédiences musulmanes et les pratiques populaires de l'Islam présentes sur le continent: Soufisme1, Ibadisme2, culte des saints, etc...

Lorsqu'en 2012 le groupe Ansar-eddine, qui occupait le Nord du Mali, s'est acharné à détruire plusieurs mausolées de Tombouctou, il s'est strictement conformé aux enseignements du fondateur du wahhabisme, Ibn ‘Abd al-Wahhâb, allié des Saoud, pour qui ni les monuments, ni les hommes ne doivent être révérés. Selon lui, le monde musulman doit être purifié des tombes, reliques et sanctuaires qui “divinisent des êtres humains” et représentent un polythéisme déguisé. Selon ce précepte, la conquête de La Mecque en 1803 a ainsi été le théâtre de destructions massives de sites historiques, de mosquées et de tombeaux de saints de l’islam, dont la maison du Prophète. Depuis 1985, plus de 90% des bâtiments historiques ont disparu.

Ailleurs aussi, d'autres disciples contemporains de cette doctrine s'en sont pris à des patrimoines sacrés et culturels, islamiques, préislamiques ou antiques: les Talibans afghans ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân (2001), les milices salafistes libyennes ont rasé édifices soufis et sanctuaires de saints (2011-2012), et l'unité spéciale de Daech s'est acharné par deux fois sur le site antique de Palmyre en Syrie. Les adeptes de ce fondamentalisme islamique ne s'en prennent pas qu'aux monuments mais aussi à la pluralité des Musulmans jugés mécréants. En novembre dernier, un groupe local du Sinaï affilié à Daech a mené une attaque meurtrière contre des Soufis égyptiens en pleine prière dans la mosquée al-Rawdah où trois cents cinq fidèles ont péri.

Les relais locaux du wahhabisme en Afrique

Sur le continent africain, la lame de fond wahhabite a eu trois conséquences majeures:
- une sur-confessionalisation de l'identité musulmane;
- l'instauration d'un conformisme intégriste croissant dans les mœurs quotidiennes;
- la fragmentation de l'islam en différents groupes, sous-groupes et sectes se réclamant tous d'un Islam des origines.

Le Wahhabisme a commencé à s’établir en Afrique de l’Ouest dès les années 1930 et s’est implanté plus massivement au tournant de 1950, notamment par le biais des grands commerçants de retour de la Mecque. L’émergence du Wahhabisme correspond aussi à une période de migration et d’urbanisation d’après-guerre qui conduit de riches entrepreneurs à embrasser son idéologie hostile aux pratiques maraboutiques pour s'émanciper des contraintes sociales traditionnelles. Le pèlerinage, point d'orgue d'une intense propagande saoudienne, contribue de fait à l’intensification des échanges non seulement commerciaux et mais aussi idéologiques entre Arabes et non-Arabes.

"Retour aux sources"

D'une part, les marchands déjà influents de par leur position économique, reviennent du pèlerinage avec un statut plus prestigieux mais aussi nourris des idées wahhabites. D'autre part, les jeunes qui ont étudié dans les universités saoudiennes, contestent l’authenticité de la pratique traditionnelle de l’Islam qu'ils jugent être une exploitation de la crédulité des fidèles par les marabouts. Ces nouveaux adeptes du wahhabisme souhaitent un "retour aux sources": ils bannissent l’utilisation du chapelet, critiquent les pratiques maraboutiques qu’ils qualifient de charlatanisme et d’associationnisme, et l’affiliation aux chefs spirituels. En somme, ils contestent l'Islam traditionnel africain. La tension monte avec les confréries soufies à partir des années 70-80. Des générations de diplômés de l’enseignement arabe formés dans les universités du Golfe entrent en concurrence avec les ordres religieux traditionnels, pour imposer dans l’espace public africain les normes spirituelles rapportées de la Péninsule arabique.
 
La transmission des préceptes religieux par les aînés et par filiation familiale est progressivement déconsidérée au profit d'une éducation islamique officialisée. Ce conservatisme islamique va alors peu à peu imprégner le tissu social et les mœurs par le biais de l'éducation et d'associations à but religieux originaires d'Arabie saoudite. Les nouvelles élites religieuses nationales acquises au wahhabisme, vont diffuser des normes, réviser des pratiques culturelles, et imposer des valeurs morales et sociales sur des bases islamiques: imposition d'une façon de prier salafiste (bras croisés contre bras le long du corps), choix des horaires de prières, et remise en cause par certaines sectes puristes de la fête traditionnelle du Maouloud célébrant la naissance du Prophète. Parallèlement, les signes extérieurs de cette religiosité standardisée de plus en plus ostentatoire vont alimenter une surenchère vestimentaire à la mode islamique contre l'habit traditionnel.

La Mosquée prend la place du marabout

Jusqu’alors, le marabout était le pivot de la vie musulmane et rien ne se faisait sans son aval. Désormais c’est la mosquée et ses annexes qui deviennent le centre de la vie sociale et c’est à partir de la mosquée que tous les besoins personnels, familiaux et communautaires sont pris en compte.

La puissante machine qui se met en place grâce aux revenus de l'or noir se lance dans le financement, la rénovation et la prise en charge des frais de fonctionnement d'une multitude de petites mosquées ou de mosquées monumentales et de complexes religieux dans de nombreuses villes d'Afrique: Khartoum, Yaoundé, N'Djamena, Lagos, Abuja, Bamako, Nouakchott (où la mosquée centrale s'appelle d'ailleurs mosquée saoudienne), Conakry, Accra, et Kampala. Les sommes investies par Riyad sont colossales: mosquée du roi Fayçal à Conakry (21,3 millions de dollars), mosquée du même nom au Tchad (16 millions de dollars), mosquée de Bamako (6,7 millions de dollars), mosquée de Yaoundé au Cameroun (5,1 millions de dollars). En Égypte, le nombre de mosquées passe de 3.283 en 1968 à 5.000 en 1980, et à Bamako, de 41 en 1961 à 205 en 1985.
 
Cet empire fait de mosquées, d'écoles coraniques, d'universités et d’hôpitaux contribuera à créer un environnement favorable aux formes intolérantes de l'Islam dont, quarante ans plus tard, seront porteuses les jeunes générations aussi bien dans les pays africains à majorité musulmane que dans les pays où l'Islam est minoritaire, ainsi que dans les diasporas.

Compétition religieuse et africanisation du Wahhabisme

La popularité de la révolution iranienne (1979) et son hégémonie croissante sur les formes militantes de l’islam mondial sont pour les Saoudiens une menace à leur leadership islamique. Le nassérisme et le nationalisme arabe étant depuis longtemps moribonds, l'Arabie saoudite redoute que le chiisme conquérant ne la supplante et n'ébranle les fondements même de son existence.

C'est pourquoi, Riyad a su profiter de la libéralisation économique et de l'instauration du pluralisme politique des années 1990 en Afrique pour s'engouffrer dans la brèche et renforcer son offensive idéologique. Après l'affaiblissement des Etats africains consécutif aux mesures d'ajustement structurel imposées par le FMI, le vide institutionnel va être comblé par l'activisme social croissant d'agents religieux d'obédience wahhabite, principalement dans les secteurs de la santé et de l'éducation. Les nouveaux complexes islamiques vont intégrer non seulement des mosquées et des écoles coraniques mais aussi des centres de santé. Naît ainsi un véritable espace public religieux où s’élaborent à la fois des stratégies de prosélytisme et des plans d’action pour améliorer le quotidien des populations.

"Ré-islamiser" et "moraliser" les sociétés africaines

La Ligue Islamique Mondiale (LIM) -axe islamique puissant regroupant 22 pays, créé en 1962, prélude au projet d'islam politique à travers le monde- permet à l’Arabie Saoudite de mener une stratégie d'influence identitaire (arabe) et confessionnelle (wahhabite), avec pour objectif le renforcement de sa mainmise idéologique sur les fragiles Etats africains et leurs sociétés. L'offensive religieuse de la LIM se double d'activités sociales et éducatives sur le modèle des missionnaires chrétiens contre lesquels les premières associations musulmanes tentaient de lutter durant la période coloniale. Mais elle s'inspire aussi de l’héritage doctrinal des Frères musulmans qui, outre le prosélytisme religieux, prônent l'action culturelle, intellectuelle et sociale dans des pays où les Etats ont maintenu une large partie de la population dans la pauvreté.

Il s'agit pour les Saoudiens de "ré-islamiser" et de "moraliser" les sociétés africaines, sous prétexte que l'Islam empreint de coutumes locales pratiqué par les Musulmans du continent n'est pas conforme à l'interprétation stricte et littérale qu'en font les Wahhabites. Il s'agit aussi de freiner et contrecarrer la concurrence internationale de nombreux acteurs transnationaux comme les ordres soufis, les grandes universités théologiques nord-africaines (Al-Azhar au Caire, Zeytouna à Tunis, Qarawiyyin à Fès), le Tabligh3, les Frères musulmans, l'Iran, ou encore "l’islam des consulats" (Algérie, Maroc).

15,9% d'ONG islamique sur le continent africain

L’islam africain subit alors une fragmentation doctrinale croissante qui a inévitablement une incidence sur les actions des militants islamiques sur le terrain. Cette hétérogénéité se manifeste dans la prolifération de groupes professant des interprétations extrêmement sélectives des principes religieux, forgeant des adaptations locales particulières, et présentant une pauvre cohérence idéologique. En milieu urbain, les associations et organisations musulmanes se multiplient et leurs leaders africains se donnent pour objectif de "répandre l’islam", de parfaire les connaissances religieuses des croyants, et de leur inculquer une nouvelle manière d’être musulman. Ils veulent aussi démontrer que l'Islam est une alternative à l'échec du modèle occidental de développement.
 
La question religieuse devient ainsi partout en Afrique un élément des luttes politiques locales. La fin du parti unique a ouvert la voie à l’émergence de nouveaux acteurs politico-religieux venus concurrencer des mouvements implantés depuis longtemps, notamment les confréries soufies et leurs notabilités ancestrales. Ce phénomène a conduit à la pluralisation de l'offre confessionnelle: expansion des courants évangéliques et pentecôtistes pour le Christianisme, courants dits "réformistes" pour l’Islam. Chaque entité religieuse cherche à occuper l’espace public à travers des discours, des revendications, des initiatives, des mobilisations de masse. Cette diversification s'accompagne d'une éclosion d'associations para-religieuses et d'ONG confessionnelles, de radios et de télévisions religieuses et d'une propagande à base d'ouvrages, de cassettes et de vidéos. L’entrée en politique de nouveaux leaders aussi bien Chrétiens que Musulmans ne fait que renforcer les situations de compétition et d'émulation religieuse.
 
Selon une étude de 2002, en 1980, sur 1 854 ONG présentes sur le continent africain, 7,4% sont islamiques. Ce chiffre est passé à 5 896 en 2000 (soit une augmentation de 310%), dont 15,1% d'ONG islamiques4.

Du Wahhabisme au djihadisme armé

Bien que dès sa naissance au XVIII e siècle, le wahhabisme ait été condamné et rejeté comme une dissidence par les plus hautes autorités sunnites de l'Islam et de nombreux intellectuels arabes, il a fini par devenir la norme sunnite grâce à la manne pétrolière et à l'offensive idéologique que le régime saoudien a déployée depuis plusieurs décennies et continue de mener partout dans le monde. Matrice du salafisme et du takfirisme (doctrine qui justifie le meurtre des infidèles et des Musulmans qui ne suivent pas à la lettre les préceptes salafistes), le wahhabisme a depuis lors engendré le djihadisme armé.
 
Aujourd'hui les groupes terroristes qui sévissent au Mali, au Niger, au Tchad, au Burkina Faso, au Nigeria et au Cameroun, bénéficient d'un environnement de plus en plus pétri de l'idéologie wahhabite, où le conservatisme religieux s'est banalisé par des décennies d'une insidieuse pénétration doctrinaire.

Le terrorisme s'inscrit également dans des systèmes de conflits gelés, propices à son attractivité. Au Sahel sont ainsi apparus des groupes armés "ethniques" fondés sur des revendications indépendantistes ou des références historiques (Azawad, ancien empire peul), à base touarègue (Ansar-eddine au Mali), et à base Peul (Front de Libération du Macina au Mali et Ansarul Islam au Burkina Faso), dont l'ancrage local est sans conteste une force. Dans un contexte marqué par de fortes hiérarchies sociales, ces trois groupes peuvent sembler jouer un rôle émancipateur pour la jeunesse. En effet, le succès du djihadisme armé parmi certains jeunes Africains, peut s'expliquer par sa capacité à bousculer l'ordre établi des chefferies traditionnelles, des notabilités religieuses et des élites politiques perçues comme prédatrices qui s'enrichissent aux dépens des populations qu'elles ont abandonnées à leur sort.
 
La longue progression de cet islam fondamentaliste sur le continent africain et son enracinement bien réel dans certaines franges sociales, permet aujourd'hui aux terroristes djihadistes de justifier leurs actions par des arguments à la fois théologiques et historiques, et de recruter une jeunesse désenchantée issue de communautés appauvries et marginalisées, qui ne fait plus confiance à l'Etat pour construire son avenir.


Cet article est un condensé du chapitre de l'auteure "La pénétration wahhabite en Afrique" publié dans Eric Dénécé (dir.), La menace mondiale de l'idéologie wahhabite, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), collection Arcana Imperi, septembre 2017, pp. 75-113. Cette pénétration wahhabite a été analysée pays par pays Mali, Nigeria, Niger et Guinée.
Il est possible d’en prendre connaissance dans la version complète de cet article disponible sur le site de JFC Conseil.

 
1 Soufisme: nom sous lequel sont rassemblés les groupes se rattachant au courant mystique et ascétique de l’islam, qui privilégie l’expérience intérieure et la voie (tarikat) vers la lumière de la connaissance.
2 L'Ibadisme est né d’un mouvement dissident, le Kharidjisme, au moment du schisme entre Sunnites et Chiites au VIIe siècle. En dehors du Sultanat d’Oman, ne subsistent plus que de petites communautés ibadites: l’île de Djerba (Tunisie), M’Zab (Algérie), Djebel Nefoussa (Libye) et Zanzibar. Les Ibadites représentent à peine 1 % des Musulmans de la planète.
3 Né en Inde dans les 1920, le Tabligh est un mouvement missionnaire de prédication itinérante.
4 Mohamed Salih, Islamic NGOs in Africa: The Promise and Peril of Islamic Voluntarism, Occasional Paper, Centre of African Studies, University of Copenhagen, 2002.




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