Econostrum | Toute l'actualité économique en Méditerranée
Econostrum.info


         Partager Partager

"L’énergie a cessé d’être un facteur de développement économique et d’émancipation sociale en Algérie"


Rédigé par Propos recueillis par Acia Kaci, à ALGER, le Vendredi 24 Août 2018 - Lu 2768 fois

Dans un entretien accordé à Econostrum, Abdelatif Rebah, économiste algérien spécialiste en énergies, fait le point sur l’état de la question énergétique en Algérie. Il ne cache pas son inquiétude devant la contraction de la production de pétrole et de gaz, du recul de la prospection, de l’absence de vision claire de la part des gouvernants et des pressions d’organismes internationaux. Il pointe surtout du doigt le fait que l’énergie, ancien levier de développement productif et de bien-être social, est devenue désormais un facteur de régression économique et d’inégalités sociales.


Abdelatif Rebah appelle à "reformuler l'équation énergétique algérienne". (photo : A.B.)
Abdelatif Rebah appelle à "reformuler l'équation énergétique algérienne". (photo : A.B.)
econostrum.info : Le 1er juillet 2018, vous avez participé, à Alger, à la fondation de l’observatoire citoyen de l’énergie. Quelles raisons motivent cette initiative ?
 
Abdelatif Rebah : Longtemps, les questions énergétiques ont été considérées exclusivement comme des domaines de spécialistes, d’experts et l’affaire de l’Etat et de lui seul. C’était le temps de ce que j’appelle le triptyque énergie-accumulation-pouvoir. L’énergie était un cœur d’une vaste entreprise nationale où se conjuguaient de manière centralisée et concentrée state building, entrepreneurship national et construction de la base matérielle de l’économie. Ce modèle a été mis à l’honneur par les nationalisations du 24 février 1971 et a connu son apogée au cours de la décennie de développement.
 
Mais, depuis le temps déjà lointain des nationalisations, le contexte énergétique national a affronté des bouleversements majeurs. Déclin des réserves prouvées récupérables des hydrocarbures conventionnels, explosion de la consommation interne, émergence de la préoccupation environnementale, rupture de la relation hydrocarbures-développement et, singulièrement, du lien vertueux recettes devises pétrolières (et gazières) - investissement productif, reconfiguration agressive de l’ordre énergétique international… L’énergie est devenue l’objet de contestations sociales et politiques. La question de la légitimité des choix énergétiques est posée et celle de l’acceptabilité sociale des décisions énergétiques fait son entrée dans le débat public avec l’irruption citoyenne de la population d’In Salah et de franges importantes des élites et de la société civile ainsi que des réseaux sociaux, dans le «débat énergétique» autour de l’option controversée des gaz de schiste.

L’argument des bénéfices économiques et sociaux que les choix officiels entraînent pour la société, ne fait plus l’unanimité. La question centrale de la politique de redistribution du revenu national et son pendant, celle des usages sociaux des revenus générés par la valorisation des ressources hydrocarbures, divise.

Les postulats du bien fondé de principe de la politique des dirigeants et de l’incontestabilité des décisions des chefs, mis à l’honneur par les décennies des nationalisations et du développement, ne font plus recette. Tout cela oblige à reformuler l’équation énergétique algérienne, non seulement en termes de passage des fossiles aux renouvelables, mais aussi  en termes de ruptures impératives et d’enjeux non seulement de politique économique mais aussi de nature proprement politique qui touchent à la relation modèle énergétique-modèle politique. Il s’agit de restituer à la société les leviers de l’orientation et de la maîtrise de son propre développement. En résumé, faire de l’énergie une affaire citoyenne qui appelle une nouvelle alliance énergie-développement-démocratie.

Déclin des gisements d'hydrocarbures

L’Algérie connaît depuis plusieurs années une contraction de sa production et de ses exportations d’hydrocarbures conventionnels (pétrole, gaz). Quelles en sont les raisons ?

A.R.: En effet, après avoir connu une croissance ininterrompue durant pratiquement deux décennies et demie, de 1980 à 2005, la production et les exportations d’hydrocarbures se trouvent dans une phase de déclin notable.
Depuis 2006, la production des hydrocarbures est entrée dans une longue phase de fléchissement – résultat de la conjugaison du déclin de la production et de la déplétion des réservoirs et du faible taux de renouvellement des réserves. Aux travaux de l’Assemblée générale de Sonatrach qui s’est tenue jeudi 29 décembre 2017, son Pdg, AbdelMoumen Ould Kaddour, a révélé que « les gisements de Hassi Messaoud et de Rourde El Baguel sont en déclin », soulignant que «  la mise en production de nouveaux gisements ne servira pas à le (le déclin) compenser ». C’est la première fois que la production de Sonatrach en pétrole se retrouve en dessous de la barre symbolique du million de barils/jour. En même temps, le PDG de Sonatrach confirme « un substantiel déficit en production de gaz naturel ». Le méga champ gazier de Hassi R’Mel a connu une baisse sensible de sa production. Le déclin du champ s’est accéléré depuis pratiquement 2010 avec un manque à produire de l’ordre de 3 milliards de m3 par an.
La courbe d’évolution des exportations suit une allure de fléchissement similaire avec, toutefois, un trend baissier beaucoup plus accentué, et ce, dès l’année 2000.

Seuil de concessions

Face au manque d’engouement des compagnies pétrolières étrangères à venir investir dans la recherche et la production, en dépit de modifications juridiques apportées par les autorités au secteur des hydrocarbures, l’Algérie dispose-t-elle d’une alternative ou sera-t-elle contrainte d’offrir encore plus d’avantages à ces compagnies ?

A.R.: Il faudrait s’interroger si ce « manque d’engouement » des compagnies pétrolières est vraiment lié au degré d’attractivité de la législation pétrolière algérienne ou s’il n’est en réalité que le corollaire de leur excès d’engouement pour les profits boursiers  au détriment des profits industriels. Une tendance mondiale à déserter l’investissement dans le secteur énergétique.

Ceci étant, il faut savoir que dans la course au dispositif le plus attractif, il y aura toujours un pays qui offrira davantage qu’un autre, la question est de savoir si le jeu en vaut la chandelle. Pour nous, il existe, cependant, un seuil de concessions au-delà duquel le secteur cesse d’être un outil au service du développement national et du bien-être social.

Absence de vision politique, économique et sociale

Il semble que la transition vers les énergies renouvelables (solaire, éolien, géothermique…) avance très timidement alors que le pays dispose d’immenses potentialités. Comment l’expliquer ?

A.R. : L’Algérie s’est engagée dans un vaste programme de développement des énergies renouvelables (EnR) adopté en février 2011. Quatre ans seulement après avoir lancé son premier programme, l’Algérie l’a revu de fond en comble, en mai 2015 avec l’ambition d’atteindre, d’ici 2030, une puissance globale de 22 000 Mégawatts (MW) essentiellement solaires et éoliens suite aux améliorations, entre temps, de certaines filières du renouvelable, notamment au plan des coûts.

Le programme a été lancé voici plus de sept ans mais force est de constater que 0,5% seulement du projet a pu être réalisé. La réalité est loin de correspondre aux effets d’annonce. Tout récemment, le gouvernement a annoncé le prochain lancement d’appels d’offres relatifs à la réalisation de projets de production de 200 mégawatts d’électricité en énergie solaire ce qui est en deçà des ambitions qui prévoyaient depuis plus de dix-huit mois le lancement de trois appels d’offres successifs pour des tranches de 1500 MW chacune. Les raisons de cette timidité, voire de cette frilosité dans le rythme de mise en œuvre du programme ne font l’objet d’aucune communication de la part des institutions et organismes en charge du programme. Aucun bilan n’est disponible pour ce qui est de la partie du programme réalisée à ce jour. Le programme de développement des énergies renouvelables souffre sans doute de l’absence d’une vision globale claire à la fois politique, économique et sociale des enjeux qui lui sont liés. Il n’est pas sans intérêt, à ce propos, de signaler quels sont, selon la vision de la Banque mondiale, les prérequis du développement des énergies renouvelables
- recourir à l’endettement extérieur pour le financement,
- lever l’interdiction des prêts en devises,
- des tarifs d’électricité flexibles,
- la suppression du droit de préemption de l’Etat en vertu de la règle 51/49,
- laisser faire le privé.

Le développement du sud algérien est une priorité

Ces dernières années, des habitants des régions sahariennes ont manifesté leur crainte et leur refus de l’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels (gaz de schistes) susceptible de provoquer des dégâts en matière d’environnement et de santé. Les autorités semblent hésiter sur la marche à suivre dans ce dossier ?
 
A.B.: Effectivement, une communauté anti-gaz de schiste a vu le jour et de nouveaux messages se sont fait entendre concernant les préoccupations des citoyens du Sud, à savoir le droit à la préservation de l'eau et de l'environnement et la nécessité d'une autre gestion des ressources naturelles. Certains membres de l'Observatoire Citoyen Algérien ont fait partie de ce mouvement. La désignation du nouveau PDG de Sonatrach et  ses déclarations renouvelées semblent dire que les  autorités sont décidées à  mettre en œuvre l’option gaz de schiste. Mais il est clair que cette mobilisation citoyenne d'un nouveau type, dans une région qui n’a pas eu le développement nécessaire malgré ses richesses, fait craindre au pouvoir des réactions plus violentes, plus radicales et pouvant être incontrôlables dans une région plus large sensible. D’où les hésitations. Le développement du sud algérien est une priorité. Il est clair que les richesses du pays doivent garantir une équité transgénérationnelle mais aussi un développement équilibré de toutes les régions.

"Les revenus pétroliers nourrissent désormais le cycle importation-revente"

L’augmentation des prix de l’électricité, du gaz et des carburants provoque un mécontentement populaire comme on a pu l’observer récemment à l’occasion de manifestations dans la région du Sahara durement frappée par la canicule. Le pétrole a-t-il cessé d’être utilisé pour améliorer la situation sociale de la population ? Les immenses ressources générées durant une décennie par la vente des hydrocarbures n’ont pas permis d’inverser ni même de freiner le déclin de l’industrie. Ces ressources financières ont surtout profité au développement des infrastructures (autoroutes, ports, aéroports…). Comment expliquer ce phénomène ?
 
A.R.: Le virage libéral des années 1980 a entrainé une rupture de cohérence des choix stratégiques nationaux dont la caractéristique essentielle a été la remise en cause progressive de la place et du rôle du secteur des hydrocarbures dans l’économie du pays. Depuis la fin des années 80, ce n’est plus la construction de la base productive du pays ni la mobilisation de son potentiel scientifique et technique qui profitent de ces richesses. La tendance lourde dans les usages du baril qui s’est imposée depuis est illustrée par la rupture du lien recettes des hydrocarbures-investissement productif au profit du financement des investissements d’infrastructures (dont la composante devises dépasse 70%), de la sphère commerciale d’import-revente en l’état et enfin du soutien de la demande via l’importation. Les revenus pétroliers nourrissent désormais le cycle importation-revente. Autrement dit, l’allocation à des fins improductives d’une ressource rare et non renouvelable. 
 
Quant au profil de la consommation énergétique interne caractéristique, qui ressort au terme d’une évolution allant de 1980 à 2015, il illustre la prédominance des usages non industriels de l’énergie au profit des secteurs des transports et résidentiel-commercial et l’immobilier de rente. Au total, en trois décennies, une transformation radicale des usages économiques et sociaux de l’énergie finale s’est opérée : l’usage en tant que facteur de production, au profit de la sphère productive, cède sa prédominance à l’utilisation en tant que bien de consommation, au profit des  secteurs improductifs, rentiers et parasitaires.
En résumé, l’énergie a cessé d’être un facteur de développement  économique et d’émancipation sociale pour devenir un facteur de régression économique et d’inégalités sociales.
 
Quels échos a rencontré la création de l’Observatoire citoyen de l’énergie et quel pourrait être son apport ?

A.R.: L’annonce de la création de l’Observatoire citoyen de l’énergie a rencontré des échos favorables auprès des observateurs des questions énergétiques qui prennent de plus en plus conscience que ce domaine ne peut demeurer confiné dans les cercles d’initiés. La perspective de se brancher avantageusement aux énergies renouvelables, le solaire notamment, intéresse de plus en plus de citoyens et d’entreprises. La communauté étudiante et des chercheurs ont montré à de multiples occasions leur désir d’être impliqués dans la grande transformation qualitative que requiert la transition énergétique. L’Observatoire citoyen de l’énergie se veut  le lieu où se construit ce grand élan pour opérer une mutation énergétique, économique, sociale et politique d’une telle ampleur. Nous comptons aller à la rencontre de tout ce potentiel citoyen et débattre avec eux des enjeux de la transition énergétique. L’Observatoire peut se déployer autour de diverses dimensions : veille et alerte ; réflexion et élaboration ; action et mobilisation citoyennes. Nous avons créé un blog dédié à l’Observatoire et qui est ouvert à toutes les contributions.




   Nos partenaires





À propos d'Econostrum.info


Econostrum.info est un média indépendant qui traite au quotidien l'actualité économique des pays riverains de la Méditerranée. Coopération économique, actualité des entreprises par secteur (Industrie, Services, Transport, Environnement, Société/Institutions), dossiers thématiques, actualité des aéroports, compagnies aériennes et maritimes (nouvelles destinations)... sont traités et analysés par une équipe de journalistes présents dans le bassin méditerranéen.


S'abonner à Econostrum.info